Début avril 2001, Luc Ferry publiait dans Le Point un texte qui rappelait que les nazis avaient promulgué des lois sur la protection de l'animal. Une paternité embarrassante pour les tenants "de l’écologie profonde". Face aux critiques, le philosophe y revient, textes et preuves à l’appui.
Décidément, la question du "droit des bêtes" passionne nos contemporains. Comme celle des sombres temps de la guerre ne les laisse pas indifférents non plus, il suffit de croiser les deux thèmes pour réussir un cocktail explosif. En évoquant le fait, en lui-même incontesté, que le IIIème Reich promulgua les plus importantes législations qui soient à l'époque touchant la protection de la nature et des animaux (voir "Le Point" du 6/4/2001), j'avais conscience de m'exposer encore à des réactions qui frisent parfois l'hystérie. Mais on a beau appliquer un principe de précaution pour une fois bien légitime - oui, en effet, ce n'est pas parce que Hitler dit qu'il fait beau que le soleil est fasciste ni parce qu'il aime son chien que tous les amis des bêtes sont au Front national -, certains écologistes (pas tous, heureusement!) sont, a priori et quoi qu'on y fasse, si choqués par de tels "rapprochements" qu'ils référeraient nier l'existence même de ces grands textes législatifs plutôt que de s'interroger sur le fond du problème: pourquoi les nazis furent-ils à ce point passionnés par la "pureté naturelle" sous toutes ses formes, y compris animales, qu'ils en vinrent à promouvoir de telles mesures? Quelle fut au juste la place de Hitler et des grands dignitaires du Reich dans leur élaboration? Et qu'avaient-elles, en leur temps, de si nouveau et original qui annonce certains traits de cette idéologie anti-humaniste qu'est aujourd'hui "l'écologie profonde"?
Selon certaines critiques, à la limite du négationnisme, ces questions n'auraient pas lieu d'être: j'aurais tout simplement "trafiqué" les citations pour faire croire à un engagement personnel du Führer, afin d'impressionner le lecteur par une évocation si funeste. Une dame scandalisée, apparemment une de mes anciennes collègues de l'université de Lyon, écrit ainsi à la direction du journal: Luc Ferry attribue à Hitler une déclaration de Krebs, fonctionnaire nazi chargé de la protection animale "Dans le nouveau Reich, il ne devra plus [Ferry traduit un présent par un futur!] y avoir de place pour la cruauté envers les bêtes". J'aurais, en outre, "supercherie suprême" et "mensonge éhonté", affirmé à tort que le texte législatif incriminé faisait 180 pages... alors que la fameuse loi du 24 novembre 1933 sur la protection de l'animal "ne fait en vérité que 2 pages 1/3". Là encore, le but de la "manipulation" serait transparent: il s'agirait de faire croire à un engagement profond de la part des nazis afin de discréditer, d'allusions en insinuations, l'écologie tout entière. Bien plus, j'aurais attribué à cette loi minuscule et sans importance (ah, comme on aimerait qu'elle n'ait pas existé!) une originalité qu'elle n'à nullement, tous les pays d'Europe, ou peu s'en faut, ayant déjà légiféré sur la protection des animaux sans avoir été pourtant, que l'on sache, engagés dans le nazisme!
Bigre, rien que ça! En l'absence de possibilité, pour l'immense majorité des lecteurs, d'aller consulter les textes originaux qui ne sont ni traduits (hors quelques extraits cités dans un de mes livres) ni accessibles en librairie de telles affirmations péremptoires peuvent jeter le doute. Etant donné l'importance historique de l'enjeu, il n'est pas inutile de mettre les choses au point: au moment où j'écris ces lignes, j'ai sous les yeux la totalité des textes en question, que j'ai pris soin de faire photocopier d'après les originaux à la bibliothèque de Tübingen. Or, que constate celui qui prend la peine de parcourir ce volumineux et instructif dossier?
D'abord, que la citation de Hitler est bien, sans aucun doute possible, de... Hitler! Il suffit pour s'en apercevoir de lire les toutes premières lignes de la préface, signée par Krebs (conseiller d'Etat prussien, haut fonctionnaire chargé par le régime de la " protection animale ", qui président à l'édition de 1939 des grandes législations écologiques du Reich: "Dans le nouveau Reich, il ne devra plus (keine... mehr: en bon français, le futur s'impose) y avoir de placé pour les actes de cruauté infligés aux animaux. Depuis l'accession au pouvoir du national-socialisme, la législation sur la protection des animaux s'est efforcée de mettre en pratique cette injonction de notre Führer." Etant donné les guillemets qui entourent la citation, étant donné aussi la date et la nature tout à fait officielle de la publication ainsi que le statut de son préfacier, il est littéralement surréaliste d'imaginer que les propos de Hitler ne soient pas ici rapportés fidèlement, avec son imprimatur exprès. Au reste, Hitler tient à ce que cela se sache: en 1934, il fait imprimer des cartes postales où on le voit nourrir des biches dans la forêt, avec cette touchante légende: "Le Führer, ami des animaux". Propagande? Bien sûr, et alors? Ce n'est pas ici le fond de l'âme d'Adolf qui nous intéresse, mais la façon dont le dictateur répond aux attentes politiques de l'Allemagne romantique et nationaliste qui l'a plébiscité et qui est, le fait n'est hélas pas douteux, infiniment plus sensible au sort des chiens ou des chats qu'à celui des juifs et des Tsiganes. Au reste, l'image colle assez bien à ce que nous savons par ailleurs du personnage, qui, d'après ses fameux " propos de table ", se dit lui-même, cette fois ci en privé, "Tierlieb", "ami des animaux", qui fait l'éloge du régime végétarien et parle tant et tant de ses chiens qu'il finit, comme le confie Albert Speer lui-même, par accabler d'ennui ses visiteurs les plus assidus. Il faudrait dire encore tout ce que cette frénésie législative doit à des personnalités comme Himmler ou Goering, qui voyait dans l'animal "l'âme vivante de la campagne" (die lebendige Seele der Landschaft), tous les liens qu'elle entretient avec le naturisme, la nostalgie des origines perdues, le culte de là pureté, l'amour des forêts vierges, que défendent à l'époque de nombreuses et déjà très puissantes associations écologistes.
Mais arrêtons-nous encore un instant, avant d'en venir au fond des choses, à l'objection portant sur le volume de ces textes législatifs, au demeurant, bien sûr, tous signée par Hitler et ses ministres en personne. Ecoutons, là encore, Krebs, qui sait tout de même de quoi il parle: c'est, dit-il aussitôt après le passage qu'on vient de lire, en suivant donc "l'injonction du Führer", que "naquirent la toi sur l'abattage des animaux du 21 avril 1933, ainsi que la loi fondamentale de la protection allemande des animaux, la loi du Reich sur la protection des animaux du 24/11/1933, avec toute une série de décrets d'application qui ont restructuré de manière nouvelle et de fond en comble ce domaine naguère encore négligé. La législation sur la protection des animaux a trouvé pour ainsi dire son couronnement après que le Vème décret d'application du 11 août 1938 de la loi sur la protection des animaux touchant les associations, qui contient le statut de la Société fédérale pour la protection des animaux et le règlement type des différentes associations allemandes, eut réglementé l'édifice organique de la protection animale allemande". C'est bien sûr l'ensemble de ces dispositifs, rigoureusement inséparables dans l'esprit des législateurs eux-mêmes et pratiquement contemporains dans le temps, que je prends en compte - à quoi s'ajoutent, comme il est indiqué expressément sur la couverture même dès la publication, la loi délimitant la chasse (la Reichsjagdgesetz du 19 juillet 1934) et là loi sur la protection de la nature (Reichsnaturschutzgesetz) du 1er juillet 1935!
En outre, ce considérable arsenal juridique d'inspiration völkisch et romantique doit être complété par les commentaires des éditeurs, Giese et Kahler. Le premier est médecin, le second juriste, mais ce n'est, on s'en doute, nullement en universitaires désintéressés qu'ils s'expriment ici et leurs propos reposent, comme l'indique encore explicitement la page de couverture, sur des documents officiels" (nach amtlichen Unterlagen), et pour cause: tous deux conseillers techniques au ministère de l'Intérieur, ils sont les principaux rédacteurs de la loi de 1933 (probablement aussi de la plupart des ordonnances et décrets d'application qui s'y rapportent).
Or que nous disent-ils, quant au fond maintenant, qui mérite toute notre attention? Que, par opposition à toutes les législations antérieures, étrangères ou non, consacrées à la même question, l'originalité des lois nazies tient totalement au fait que, pour la première fois dans l'histoire, l'animal est protégé en tant qu'être naturel, pour lui-même, et par rapport aux hommes: " le peuple allemand possède depuis toujours un grand amour pour les animaux et il a toujours été conscient des obligations éthiques élevées que nous avons envers eux. Et pourtant, c'est seulement grâce à la direction national-socialiste que le souhait, partagé par de larges cercles, d'une amélioration des dispositions juridiques touchant la protection des animaux, que le souhait de la promulgation d'une loi spécifique qui reconnaîtrait le droit que possèdent les animaux en tant que tels à être protégés pour eux-mêmes (um ihrer selbst willen) a été réalisé dans les faits " . Pour bien comprendre la portée réelle de ces déclarations, il faut percevoir en quoi elles visent directement la tradition française de la loi Grammont, qui interdit, à partir de 1850, l'exhibition publique de la cruauté envers les animaux domestiques (tauromachie, combats de coqs, jeux de fléchettes sur cibles vivantes, etc.). A l'époque, en effet, les députés français sont convaincus que la vision du sang des bêtes peut choquer certains, mais surtout qu'il est dangereux de laisser le peuple s'habituer à de tels spectacles. La loi Grammont protège donc, à la limite, davantage les hommes que les animaux eux-mêmes, et c'est cela que les législateurs nazis dénoncent, il faut l'avouer, non sans perspicacité. Ils entendent explicitement mettre en oeuvre une écologie qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, ne serait plus "anthropocentriste" - en quoi, en effet, ils annoncent certain "écologistes profonds" d'aujourd'hui qu'exaspère le rappel de cette filiation encombrante! Mais les rédacteurs nazis y insistent, et à juste titre: sauf exception (la législation belge du 22 mars 1929), il fallait jadis, pour que la cruauté envers les bêtes soit punie, qu'elle fût publique et dirigée contre les animaux domestiques. Par conséquent, comme le soulignent Giese et Kahler, les textes juridiques ne constituaient pas "une menace de punition servant la protection des animaux eux-mêmes en vue de les prémunir contre des actes de cruauté et des mauvais traitements", mais ils visaient en vérité "la protection de la sensibilité humaine face au sentiment pénible de devoir participer à une action cruelle envers les animaux ". C’est fort bien vu. Il s'agit donc maintenant de réprimer " la cruauté en tant que telle, et non en raison de ses effets indirects sur la sensibilité des hommes ". On ne saurait être plus clair: " La cruauté n'est plus punie sous l'idée qu'il faudrait protéger la sensibilité des hommes du spectacle de la cruauté envers les animaux, l'intérêt des hommes n'est plus ici l'arrière-fond, mais il est reconnu que l'animal doit être protégé en tant que tel (fwegen seiner selbst) ". Les mauvais traitements infligés en privé seront donc désormais aussi répréhensibles que les autres, de même que ceux qui visent les animaux sauvages. Car, dans cette logique, il faut bien sûr dépasser l’opposition, elle-même d'inspiration anthropocentriste, entre les animaux domestiques et les autres: " Par " animal ", au sens où l'entend la présente loi, on comprendra donc tous les êtres vivants désignés comme tels par le langage courant comme par les sciences de la nature. Du point de vue pénal, on ne fera donc aucune différence, ni entre les animaux domestiques et d'autres types d'animaux, ni entre des animaux inférieurs et supérieurs, ou encore entre des animaux utiles et nuisibles pour l'homme. " Nous voici donc à l'opposé de la loi Grammont, avec ce texte qui pourrait être signé des deux mains par nos " deep ecologists". "Certes, un chapitre entier, consacré à la " barbarie juive " qui préside à l'abattage rituel, désormais rigoureusement prohibé, pourrait gêner. Un autre consacre des pages inspirées aux conditions d'alimentation, de repos, d'aération, etc., dans lesquelles il convient dorénavant, " grâce aux bienfaits de la révolution nationale en cours " (sic!), d'organiser le transport des animaux en train... Mais enfin, depuis l'interdiction du gavage des oies jusqu'à celle de la vivisection sans anesthésie, le IIIème Reich se montre globalement "en avance" de cinquante ans (et même plus) sur son temps.
On dira que les nazis n'ont pas appliqué leurs principes, qu'ils y firent de nombreuses exceptions? Qui en doute? On peut même ajouter que la guerre, en elle-même, est polluante et que d'authentiques écologistes y auraient renoncé. Mais, trêve de balivernes: est-ce vraiment le problème? Ce qui est sidérant, dans ces textes, c'est que, dans une logique fondamentalement romantique, la haine la plus acharnée des hommes ait pu coexister avec l'amour le plus " pur " du règne naturel. Quel enseignement en tirer? Qu'on aurait peut-être intérêt à réfléchir davantage à la diversité des perspectives dans lesquelles nous pouvons aujourd'hui défendre la nature et les animaux. Car toutes ne sont pas équivalentes. Aux yeux de Kant, un être humain digne de ce nom se devait de ne pas maltraiter les bêtes, en quoi leur prise en considération relevait davantage, selon lui, d'un " respect envers soi-même " qu'envers elles. Belle idée, sans doute, mais à l'évidence insuffisante: s'il n'y avait, dans l'animal même et non seulement en nous, quelque chose qui suscite la compassion, en quoi la cruauté pourrait-elle même apparaître comme un manque de respect envers soi?
Pour aller plus loin que l'humanisme traditionnel, toutefois, pour dépasser Kant ou la loi Grammont, il n'est nul besoin du romantisme allemand ni de l'écologie profonde nord-américaine. Michelet, Hugo, Larousse ou Clemenceau nous avaient par exemple indiqué la voie d'un humanisme qui, pour être républicain, n'évacuait cependant ni la nature sensible ni la compassion. Pourquoi nos écologistes les plus radicaux ne prendraient-ils pas la peine de les relire ou de les lire aujourd'hui?
Auteur: Luc Ferry
Source: Le Point du 6 avril 2001